Mardi 25 août 2015, 9h30, la porte automatique se referme derrière moi. En montant dans la voiture, mon regard se fixe sur les trois lettres qui s’étalent sur la devanture du bâtiment : IEM.

Depuis quelques jours, je sais enfin ce que signifient ces initiales : Institut d’Education Motrice. Dans un institut, moi, j’imagine des chercheurs, s’agitant et mobilisant toute la journée leur matière grise pour trouver des remèdes, faire émerger des idées nouvelles, établir des diagnostics et mettre en place des stratégies. J’imagine une bande de scientifiques passionnés qui deviennent des trouveurs de remèdes et de solutions. Après, il y a ce E qui parle d’éducation. Etymologiquement, éduquer, c’est faire sortir l’enfant de son état premier. Bon, il paraît que ton état premier n’est pas celui que la société attend d’un enfant. Ok, donc l’Institut est là pour te faire sortir de cet état pas tout à fait acceptable. Et enfin ce M, qui semble préciser le domaine sur lequel les chercheurs de l’institut vont se pencher : ta capacité à maîtriser tes mouvements, à te déplacer, à devenir donc un être moteur, un être qui se dirige dans la bonne direction avec les gestes appropriés.

Un soupir de contentement, mon garçon est au bon endroit, je ne me suis pas trompée de destination, je peux quitter les lieux sereinement et profiter de cette première journée, libre et parfaitement détendue.

Lorsque j’ai reçu le coup de téléphone, celui que j’attendais depuis des mois, celui qui m’annonçait qu’une place t’était réservée dans cet établissement, j’ai sauté de joie. Une joie intense, celle qui étreint la maman dont le grand garçon lui annonce qu’il est accepté à Sciences Po, qu’il vient d’être inscrit au barreau ou de prêter le serment d’Hippocrate. Oui, quand j’ai su que mon fils allait désormais passer ses journées entouré d’enfants handicapés en fauteuils roulants, dans une structure médicalisée où des séances d’apprentissages limitées se mêleraient à des exercices de rééducation, de kiné et de psychomotricité, j’ai connu le bonheur suprême !

Quand la nouvelle est arrivée, je déjeunais avec mes parents. Mon père a du trouver ma réaction bizarre et déplacée, car il a préféré quitter la table et n’a pas pu partager ma joie.

Je repense à lui ce matin, alors que l’imposant bâtiment disparaît peu à peu de mon rétroviseur.

Oui, papa, ton petit fils est à sa place ici, il ne sera pas notaire ou ingénieur, il ne parcourra pas le monde avec son sac sur le dos, il n’usera pas ses pantalons sur les bancs de la fac ou d’une prestigieuse école, il n’écrira pas de thèse, n’animera pas de conférences, ne te donnera pas d’arrière petits enfants. Il ne t’accompagnera pas dans tes virées à vélo ou à moto, ne viendra pas te présenter sa fiancée, ne refera pas le monde avec toi devant une bouteille de Saint Estèphe.

Il est à sa place ici.

Je me dis et me répète ces mots encore et encore pour ne pas penser à ton beau visage trempé de larmes lorsque tu as compris que j’allais partir sans toi, à ton regard suppliant et à tes petites mains tremblantes qui s’agrippaient à ma veste. On m’a dit de partir, que tu allais te calmer, que tout allait bien se passer, alors je suis partie sans me retourner. Après tout, c’est un institut, avec des spécialistes, s’ils disent que tout va bien, c’est que tout va bien.

Je roule, j’avance, je ne regarde plus en arrière et la distance entre toi et moi se fait de plus en plus grande. Est-ce la raison pour laquelle une tonne de plomb vient subitement s’abattre sur ma poitrine avec la violence d’un poignard qui me transperce le ventre, le dos, le cœur ? Mon cœur, je croyais que je l’aurais tout léger en te confiant à ces gens, en te laissant dans cet endroit rempli d’enfants comme toi.

Mais c’est quoi des enfants comme toi ?

Est-ce parce que, tout comme toi, ils n’ont pas le même langage que nous, ne se déplacent pas comme nous, ont dans les yeux ce mélange de joie, de désespoir, de confiance et d’interrogations, est-ce cela qui vous unit et qui vous rend semblables ?

Toi tu as le soleil entre tes bras, tu as l’univers tout entier dans ton sourire, tu as des arcs en ciel merveilleux dans chacun de tes regards. Toi, tu me parles beaucoup mieux que ceux qui utilisent les mots, plus justement, avec une vérité et une sincérité que personne ne peut deviner. Il ne sort de ta bouche si parfaitement dessinée que des déclarations d’amour, quand tu tournes la tête dans ma direction, c’est la vie qui me transperce, c’est la lumière qui m’éblouit. Toi, quand tu te réveilles le matin, c’est un nouveau monde qui commence, c’est un rêve plein d’espoir qui se dessine, c’est la victoire de la vie sur cette maladie dont l’on te dit « porteur ». Pour moi, tu es porteur de tellement d’autre choses, de tellement d’amour, de joie et de perfection. Souvent, le soir, pour t’aider à t’endormir, je te murmure que toutes les mamans du monde voudraient avoir un petit garçon comme toi, que tu es exactement comme je t’espérais.

Je pense chacun de ces mots.

Et j’imagine que toutes les mamans de la terre disent la même chose à leur enfant, qu’il fréquente l’IME ou l’école primaire du quartier.

Mais lorsque tu découvres le monde, fièrement assis dans ta poussette, à la caisse d’un supermarché, au restaurant ou dans les rues de la ville, les gens ne voient pas que tu es un champion de roulades, que tu organises des courses formidables avec tes voitures, que tu imites à la perfection le miaulement du chat et que, quand tu as décidé de faire quelque chose, rien ni personne ne peut t’en empêcher. Ils ne voient pas que, pour arriver à tenir droite ta tête ou à attraper ma main, il t’a fallu gravir une montagne de peurs et de doutes, ils ne voient pas que les efforts que tu déploies dans chacun de tes gestes t’épuisent mais font de toi un conquérant, un héros ! Non, la seule chose que l’on voit lorsque l’on vous regarde, toi et tes nouveaux petits copains de l’IEM, c’est votre différence, ce sont vos bras qui s’agitent un peu trop vite, vos petites jambes qui n’arrivent pas à vous mener là où vous le souhaitez, les sons un peu surnaturels qui s’échappent de votre bouche et votre regard tellement profond dans lequel on n’ose pas entrer de peur de se perdre.

On a le droit d’être différent, à condition que cela ne se voie pas.

Ce soir, quand je reviendrai te chercher, tu auras peut-être séché tes larmes, il y aura peut-être même eu quelques bons moments dans ta journée. Tu ne pourras pas me le dire, mais je le verrai dans tes yeux.

Cette fois, nous sommes entrés pour de bon dans la maison de la différence, nous avons, toi et moi, pénétré dans l’autre monde par la grande porte. A nous maintenant d’en faire ta demeure, ton foyer, et de transformer ta différence en la plus précieuse des richesses.

Parce que c’est là qu’est ta place.

A TA PLACE
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